Grenouille à Grande Bouche x Takt
– Un article issu d’une rencontre au Salon des Expérimentations et Innovations Solidaires #6 –
Takt Experience : rendre accessible les pratiques artistiques aux personnes en situation de handicap
Bonjour Nicolas Chassay, pour commencer pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis musicien et comédien. Et depuis 2 ans, je suis aussi chargé de projet au sein de Takt Expérience, une association dont l’objet est faciliter l’accès à la pratique et à la création artistique aux personnes en situation de handicap.
À l’origine de Takt Expérience, il y a la rencontre entre le groupe de musique KubE et des musiciens professionnels, dont vous notamment. Comment s’est passée cette rencontre ?
Ce ne sont que des copains. À la base, ça part d’un apéro ! Le projet démarre en 2019 d’un groupe de jeunes en situation de handicap au sein d’un Institut d’Éducation Motrice (IEM) à Nantes. Ces jeunes qui ont une vingtaine d’années maintenant, je les avais en atelier musique, il y a dix ans ! Et les éducateurs de l’institut sont des potes à moi. Alors, quand j’ai appris que s’était monté dans l’IEM un groupe de musique noise rock, je me suis dit : « Il faut qu’on fasse une créa avec eux, c’est juste évident ». Donc j’en ai parlé à mes amis et ils m’ont présenté au musicien encadrant, Jérôme Marquet, qui, lui, évidemment était à fond. L’idée était de partager une expérience en dehors d’un atelier traditionnel d’activités socioculturelles au sein d’un institut, davantage ciblée sur une pratique artistique avec des professionnels, dans un esprit de création artistique. On voulait pouvoir les amener sur des scènes avec de la visibilité pour qu’on puisse présenter un projet et montrer que, oui, c’est possible de monter un projet avec des jeunes en situation de handicap.
Comment s’est formé ce groupe ?
A la base Jérôme Marquet le musicien encadrant avait proposé un atelier de MAO (Musique Assistée par Ordinateur) mais il s’est vite rendu compte que 9 gamins dont 5 en fauteuil autour d’une table avec un ordinateur c’était chiant tout simplement. Il ne voyait pas de sens à faire ça. Il a dit « J’ai des guitares, j’ai des claviers, on va essayer de faire de la musique ensemble », et c’est parti de là. Lui c’est un fan de noise rock, donc c’est ce qu’il a proposé et les gamins ont accroché direct. C’est devenu hyper populaire au sein de l’IEM et tout le monde veut faire partie de KubE maintenant ! Sur scène, on est 14 : 9 jeunes en situation de handicap, dont 5 en fauteuil. Il y a aussi un éducateur spécialisé et une orthophoniste. Et, on est trois musiciens professionnels à les accompagner.
Est-ce que les adolescents peuvent choisir leur instrument quand ils arrivent ?
Oui. En tout cas, déjà, ils essayent en premier. Je pense à un jeune notamment qui voulait absolument faire de la guitare… et c’est normal : tout le monde veut être sur scène pour jouer de la guitare ! Mais au niveau moteur, c’était trop compliqué : il a un gros souci de gestion de ses gestes, il a des mouvements complètement saccadés qu’il ne peut pas maitriser. On l’a amené vers d’autres types d’instruments. Il est passé par le clavier, ça ne lui a pas trop plu. Du coup, on lui a proposé un synthétiseur sampleur avec un écran comme un trackpad, donc il peut jouer avec un axe X/Y sur les hauteurs, sur le volume, sur le type de son… en faisant glisser son doigt sur l’écran. Comme c’est celui qui a le moins d’élocution, on lui a aussi donné un micro pour qu’il chante.
L’autre versant du projet c’est l’adaptation les instruments. Comment avez-vous abordé cette problématique ?
C’est parti du constat que les instruments du commerce ne sont pas adaptés. Pour faire un mini parallèle, les guitares pour gauchers existent depuis un paquet d’années maintenant, mais elles n’ont pas été pensées depuis le début. La première fois que j’ai vu jouer KubE, ils jouaient devant des tables avec les guitares et les synthétiseurs posés à plat. Ça posait des problèmes d’ergonomie parce qu’une table n’est jamais à la bonne hauteur et esthétiquement un alignement de tables sur scène, déjà c’est moche, et ça ramène le regard au handicap. Et en plus, ces instruments inadaptés posaient des problèmes d’expression de soi. Donc on a d’abord fait travailler des étudiants d’un laboratoire d’une école de design de Nantes, qui sont venus faire une étude de besoin auprès des jeunes. Ils ont discuté pendant deux jours avec eux sur les difficultés rencontrées au moment de jouer de l’instrument, ils ont pris des notes, ils ont fait des recommandations, et ensuite des étudiants de master ont pris le relai sur du prototypage. Et alors là, c’est un truc de fou, parce que les étudiants en design quand on les met en situation de travail en workshop, ils produisent des prototypes en une semaine ! Tous les prototypes doivent être facilement fabricables en FabLab, donc avec une imprimante 3D et découpe laser, dans une démarche lowtech, avec le minimum de technologie à l’intérieur et pas cher. Tous les prototypes sont open source, libres et diffusables gratuitement.
Ça veut dire que n’importe quel pratiquant en France ou ailleurs peut aller télécharger le plan et le fabriquer en se faisant aider ?
Exactement ! Par exemple, on a un support d’instrument en bois qui se fixe sur des fauteuils roulants et qui permet d’avoir devant soi sur le fauteuil son clavier ou sa guitare avec un plan inclinable en fonction de sa motricité et de la manière dont on veut jouer l’instrument. Ce type de prototype-là peut porter une guitare ou un clavier, mais il peut porter aussi un ordinateur portable ou une tablette et peut servir à n’importe qui. Donc ce qui est intéressant aussi, c’est de partir d’une pratique artistique, mais qui peut ensuite servir à tout le monde. Il y a eu aussi un porte médiator. C’est un tout petit objet, qu’on utilise pour gratter les cordes d’une guitare et qui est un peu compliqué pour les personnes qui ont des problèmes de préhension fine. Donc, les étudiants ont pensé à un objet imprimable en 3D en une heure, dans lequel on insère le médiator et qui permet de jouer de manière beaucoup plus fluide et plus pratique. C’est un tout petit objet, ce n’est rien du tout, mais ça a changé la vie de tous les guitaristes de KubE, qui en avaient marre de perdre ce petit objet, que même nous on perd souvent.
Le 5 octobre 2021 vous étiez sur scène au Stereolux de Nantes, c’était comment ?
C’était génial. On était dans la salle Maxi, donc environ 350 personnes. C’était complet 10 jours avant. Je vais reprendre l’expression de quelqu’un du public : « Je crois qu’on a mis une grosse beigne aux gens ». Ils s’attendaient à une restitution d’un atelier de groupe avec des personnes en situation de handicap, un truc gentillet et en fait ils se sont pris un gros concert de rock dans la tronche, en plus dans des conditions pros, avec des supers lumières, du super son et tout le monde est ressorti de la « wahou ». C’était vraiment chouette et puis ça met du sens de voir du handicap sur scène parce qu’on n’en voit pas beaucoup. On s’était demandé dès le départ « Est-ce qu’on entre sur scène et on assume le fait que ça prenne du temps. Ou est ce qu’on est déjà sur scène rideaux fermés et on ouvre le rideau, déjà installés ? ». J’ai milité pour qu’on entre sur scène un par un, parce que j’estimais que ça faisait partie du projet, que les gens viennent voir un groupe et qu’un groupe, ça rentre sur scène. Alors évidemment, un groupe qui rentre sur scène avec des fauteuils, ça prend plus de temps et c’est comme ça. Tout le public nous a dit que c’était un moment juste hyper émouvant. J’ai encore des frissons d’en parler.
C’était dur de convaincre le Stereolux ?
Ils ont été là dès le début. On est allé les voir et ils nous ont dit « Nous, ça nous branche ». Ils nous ont accueilli deux jours chez eux pour la partie création lumière et son, parce que 14 sur scène en noise, il fallait que je trouve un technicien son gentil et patient et je l’ai trouvé ! La partie régie a été vraiment à fond, parce qu’on a soulevé des questionnements auxquels ils ne sont pas confrontés avec les autres groupes comme « Il y a des fauteuils roulants sur scène, il faut faire un passage de câble pour pas que les fauteuils roulent dessus » ou comment on fait pour l’accès depuis les loges jusqu’à la scène ?
Qu’est-ce que ce projet représente dans la vie des musiciens ?
Ça dépend de chaque musicien, mais j’ai vu des évolutions dans la manière d’être dans la relation aux autres beaucoup plus ouverte, beaucoup plus à l’écoute, beaucoup moins centré sur soi et sur son handicap, de se sentir moins stigmatisé. J’ai aussi vu pas mal de progrès sur la motricité, sur une ouverture au monde, sur une curiosité et le concert au Stereolux était une valorisation extraordinaire de ce qu’ils sont. Il y a eu standing ovation. Les gamins étaient éberlués.
C’est quoi la suite pour le projet Takt ?
KubE continuera d’exister avec 4 nouveaux musiciens, parce qu’arrivés à 21 ans, les jeunes sont obligés de quitter les instituts et ils ne peuvent plus bénéficier de l’infrastructure et de ce qu’elle propose. C’est une vraie problématique en France, notamment en ce qui concerne l’accès aux pratiques artistiques… Qu’est-ce qu’il se passe après ? Il y a aussi une création musicale au Wilde Westen, centre de création musicale à Courtrai en Belgique, où il y a une école de design qui a un partenariat avec l’école de design de Nantes. L’idée c’est qu’en parallèle de cette création musicale, il y ait un workshop entre des étudiants en design nantais et ceux de Courtrai et qu’ils bossent en mode hackathon sur du prototypage en une semaine. En gardant l’association entre création artistique avec des professionnels et des pratiquants en situation de handicap et de travaux d’étudiants, on voudrait ouvrir Takt à toutes les pratiques artistiques : arts du spectacle vivant (musique, théâtre, danse…) et arts visuels, (arts plastique, vidéo) et arts du langage. On aimerait aussi ouvrir à d’autres types d’enseignements, comme les sciences du numérique, les sciences sociales, les études sociales et médicales, pour habituer les étudiants à travailler sur ces sujets-là et à penser les choses de manière globale et transdisciplinaire. Par exemple, on aimerait pouvoir faire se rencontrer des ergos et des designers. Les faire travailler ensemble, ça parait évident, mais ce n’est pas forcément ce qui se passe. Les designers bossent dans leurs bureaux d’études et les ergos font ce qu’ils peuvent dans les instituts.
Est ce qu’il y a des choses que vous auriez voulu faire avec KubE et que vous n’avez pas pu faire à cause du handicap ?
Je ne crois pas, parce que le groupe existe depuis un moment déjà et qu’il s’est régulé avec le temps. Jérôme sait ce qui est possible de faire ou de ne pas faire, je pense que cette question-là sera peut-être vraie sur les projets d’après. On a des propositions pour jouer à Laval, à Poitiers, à Paris et une création musicale en Belgique l’année prochaine. Sur la tournée, ça risque peut-être de poser des problèmes, notamment parce que le secteur du médico-social est un peu maltraité en ce moment et les deux éducateurs avec nous sont absolument formidables, hyper investis, ils nous suivent tout le temps, mais ils vont avoir besoin d’aide.